"Abonnement Boutique Faire un don fr | en | + Connexion TOUT LE « DIPLO » POUR 5 € / MOIS JUSQU’AU 31 OCTOBRE > Mai 2025, page 3 7 traductions Quand les Français refusaient de ratifier le traité constitutionnel européen Le 29 mai 2005, un peuple disait « non » Après une campagne intense et une forte mobilisation populaire, le traité établissant une Constitution pour l’Europe est rejeté par référendum le 29 mai 2005. Les institutions permirent ensuite au président Nicolas Sarkozy de bafouer ce vote en faisant adopter un texte jumeau : le traité de Lisbonne. Sous-estimé à l’époque, ce déni de démocratie marque pourtant un tournant dans la vie publique française. par André Bellon Paul Diemunsch. – « La Bataille du Parlement », 2022 www.pauldiemunsch.fr Commémorer — quelle qu’en soit la manière — est censé contribuer à la cohésion nationale. Occulter ne saurait donc être sans importance. « Ce qui m’épouvante (…), ce n’est pas que le monde moderne détruise tout, c’est qu’il ne s’enrichisse nullement de ce qu’il détruit (1) », écrivait Georges Bernanos. Vingt ans après, que reste-t-il du référendum du 29 mai 2005 par lequel une nette majorité de Français a rejeté le traité constitutionnel européen (TCE) ? Pour beaucoup, le vague souvenir d’un vote populaire bien vite remis en cause. Dans l’ambiance délétère et incertaine de 2025, l’intérêt général ne commande-t-il pas de remettre en lumière cet événement, son sens et sa portée ? Dès la fin de la seconde guerre mondiale, l’idéal européen s’impose autant comme réponse aux contraintes géopolitiques que comme fantasme de paix et de dialogue entre les peuples. Dans le même temps, la Libération apporte, en France, le programme du Conseil national de la Résistance (CNR). D’un côté, donc, le Marché commun ; de l’autre, la primauté donnée à la question sociale : cette contradiction affleure sous la IVe République comme sous le gaullisme sans que ni l’une ni l’autre ne l’arbitre vraiment. Bien qu’on ne s’en aperçût pas alors, l’élection présidentielle de 1981 tranche le nœud gordien en faveur d’une Europe néolibérale. « La France est notre patrie, l’Europe est notre avenir », anticipe François Mitterrand le 20 mars 1987, dans une allocution. L’analyse de ses deux septennats doit se poursuivre, du choix qu’il fait, dès 1981, de Jacques Delors, européiste sans grandes nuances, au ministère-clé de l’économie, à la signature du traité de Maastricht en 1992. Pour sa part, le philosophe Régis Debray résume la politique de Mitterrand, qu’il a bien connu, comme la simple perspective de « passer à travers les gouttes » d’une pluie qu’on ne peut arrêter. Depuis, la prééminence de l’option européenne sur toute autre considération reste la marque des gouvernements successifs, à droite comme à gauche. D’un bord à l’autre, on a souvent fait son deuil de la France d’aujourd’hui sans s’interroger sur le sort des Français… Un pays sans peuple, en quelque sorte. Comment qualifier la déclaration de M. Pascal Lamy — alors commissaire européen et officiellement socialiste — lors d’une conférence de presse en décembre 2001 : « L’ouverture du marché est une bonne chose pour tout le monde, même pour ceux qui perdent leur emploi à cause de cette ouverture » ? Au sein des partis dits « socialistes », depuis le traité de Rome, construire « l’Europe » prime les revendications sociales de leurs électorats traditionnels (2). Pour les porte-parole du système (politiques, journalistes, artistes officiels mobilisés par l’ancien ministre de la culture Jack Lang) qui ont fait bloc, la cause paraissait entendue quand s’engage la campagne de 2005. Le président Jacques Chirac a décidé qu’il y aurait référendum. Un vieux réflexe gaulliste l’aurait-il conduit à faire ce choix devant un texte qui s’affirmait lui-même constitutionnel ? À droite, seuls Charles Pasqua, MM. Nicolas Dupont-Aignan ou Philippe de Villiers appellent à voter « non », en même temps que le Front national (FN). À gauche, le Parti communiste français (PCF), déjà marginal, soutient le « non ». Consultés fin 2004, 60 % des militants du Parti socialiste (PS) valident le choix du « oui » défendu par leurs dirigeants à l’exception de quelques-uns, dont M. Laurent Fabius. Le 17 mars 2005, le premier secrétaire François Hollande et le président de l’Union pour un mouvement populaire (UMP) Nicolas Sarkozy défendent ensemble la ratification du TCE en couverture de Paris Match. Dispute politique ou querelle morale ? L’écrasante majorité des médias fait campagne pour le « oui », qui accapare 71 % des interventions à la télévision entre le 1er janvier et le 31 mars 2005 (3). Le débat public ne laisse quasiment aucune place à la contestation. Deux nuances de « oui » ressortent, les enthousiastes et les réservés, qui admettent quelques problèmes mais insistent, tel M. Philippe Herzog, ancien député communiste européen, sur le risque de « se mettre hors jeu » (L’Humanité, 15 décembre 2004). Voire du côté du mal. La reformulation d’une dispute politique en querelle morale atteint les sommets quand le centriste Jean-Marie Cavada déclare au congrès de l’Union pour la démocratie française (UDF) : « Ceux qui font la fine bouche devant la Constitution européenne devraient avoir en mémoire les photographies d’Auschwitz ! » S’ébauche alors, néanmoins, un affrontement d’une tout autre nature. Quand bien même l’ancien premier ministre Michel Rocard avait évoqué, contre l’évidence, un simple « règlement intérieur » — dans Le Monde du 11 octobre 2004 —, indispensable après les élargissements à dix nouveaux pays, la discussion en vient à porter sur l’Union elle-même et son pouvoir, à mesure que se développe un débat populaire de plus en plus dense. Jusqu’alors incontestable icône, la construction européenne devient un être politique dont les citoyens peuvent enfin discuter comme de tout être politique. La question de la démocratie émerge en même temps que celle de la souveraineté populaire autant que nationale. Un moment de télévision reste le symbole du fossé qui naît alors, la rencontre du président Jacques Chirac avec des jeunes, sur TF1, le 14 avril 2005. Après avoir expliqué qu’il ne peut pas débattre avec des partisans du « non », selon lui « trop différents », il se trouve malgré lui confronté à un public que le traité questionne et livre cette conclusion assez inattendue : « Je ne vous comprends pas. » Tout est dit ; le pouvoir n’a pas à tenir compte des citoyens, ni même à leur répondre, il incarne la vérité. Ce soir-là et tout au long de la campagne se produit une inversion philosophique fondamentale. L’approbation du TCE devient une vérité, assertion étonnante en France, l’un des berceaux de la raison, où la capacité de dire oui n’a de sens que si l’on a le droit de dire non. La campagne du refus du traité fait apparaître enfin un autre monde politique. Il rassemble des associations comme Attac (Association pour la taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne) ainsi que des syndicats comme la Confédération générale du travail (CGT), Force ouvrière (FO) ou la Confédération paysanne, et fait naître des organisations de citoyens au niveau des communes. Nombre des acteurs de ce mouvement réclament une « autre » Europe. La plupart critiquent le libre marché, l’absence de réflexion sur le service public, l’indépendance de la Banque centrale européenne (BCE), la soumission à l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), ou font simplement preuve d’esprit critique… D’une rare ampleur, la mobilisation populaire échappe, pour une large part, aux clivages partisans traditionnels. Une réunion à Limoges rassemble environ 1 100 personnes, soit 1 % de la population de la ville. La dynamique en vient à très largement excéder l’influence des organisations qui l’avaient suscitée à l’origine. Ce désir de souveraineté et de démocratie annonce d’autres mouvements. La carte du vote en 2005 esquisse déjà une France clivée entre métropoles et villes petites ou moyennes, des fractures qu’on retrouvera quinze ans plus tard, lors du mouvement des « gilets jaunes ». En dépit des appels à respecter l’autorité de ce que l’essayiste Alain Minc appelait le « cercle de la raison », les Français rejettent le traité à 54,67 %, avec un taux de participation remarquable de presque 70 %. Tétanisés par ce résultat, les principaux porte-parole de l’ordre dominant, relayés par la presse conforme, déplorent l’inconscience de citoyens qui ont obéi aux consignes de vote de l’extrême droite — quand bien même le Mouvement national républicain (MNR) de M. Bruno Mégret ou l’extrême droite autrichienne ont soutenu le TCE. Tous, surtout, entament une campagne qui n’a pas cessé contre le « populisme ». La distance entre le suffrage populaire et les partis dits « de gouvernement » prend le tour conflictuel qu’on lui connaît encore. Comme si presque rien ne s’était passé, les principales formations politiques passent à autre chose. Elles se lancent dans la course aux petits chevaux en vue de la présidentielle suivante. En septembre, à son université d’été à La Baule, l’UMP se met en ordre de bataille derrière un Nicolas Sarkozy qui se prépare, sous des prétextes plus ou moins subtils, à bafouer le vote du 29 mai. En novembre, au Mans, le PS tient son 74e congrès. Et M. Fabius rentre au bercail. Le PS et l’UMP — dont les candidats à l’Élysée en 2007 avaient fait campagne pour le « oui » — retrouvent leurs terrains de jeu habituels et cherchent à faire disparaître le nouvel espace politique qu’avait mis en valeur le résultat du référendum. La dynamique populaire suscitée par la lutte contre le TCE ne trouve donc pas de traduction politique immédiate malgré, il est vrai, quelques recompositions comme la création du Parti de gauche par MM. Marc Dolez et Jean-Luc Mélenchon. Des tentatives pour susciter un candidat du « “non” de gauche » à la présidentielle prétendent, certes, maintenir la flamme. Mais le choix d’ajuster cette mobilisation au clivage droite-gauche qu’elle avait pourtant transcendé tend à casser la dynamique citoyenne contre le conformisme européen pour conduire à un prévisible désastre électoral. Sur le plan institutionnel, n’y avait-il rien d’autre à faire pour entretenir ce vaste mouvement populaire transpartisan ? Un appel à la démission de Jacques Chirac, qui avait perdu le référendum — rappelons-nous le précédent de Gaulle en 1969 ? À la dissolution d’une Assemblée favorable au traité à plus de 80 % ? In fine, seules ont prévalu des initiatives dans le cadre du système, ce qui tend à prouver sa prégnance dans les têtes, y compris à gauche, où l’obsession de l’élection présidentielle anéantit toute véritable pensée démocratique. Tout cela a-t-il pour autant concouru à effacer l’événement de notre histoire ? Bien au contraire, il continue à faire son chemin dans les esprits et impose de repenser le système et la représentation politiques. Il faut ainsi appeler à célébrer le 29 mai, en rappeler le sens profond, la force et la valeur qui dessinent ensemble une esquisse du peuple politique. L’occultation du vote référendaire a laissé à M. Sarkozy le champ libre pour participer, sans grande opposition populaire, à la négociation du traité de Lisbonne, frère jumeau du TCE à l’exception de quelques modifications « purement cosmétiques », selon l’expression de M. Jean-Pierre Chevènement. Le Parlement, réuni en congrès à Versailles le 4 février 2008, en a permis l’adoption par le biais de la loi constitutionnelle n° 2008-103. Si les socialistes conduits par M. Hollande avaient voté « non » conformément au vote des Français, le texte ne serait pas passé. C’était ça ou le chaos… À nouveau, on agita la menace dans nombre d’interventions. Le premier ministre François Fillon exhorta députés et sénateurs par le prêche rituel : « À ceux qui, pour des raisons de forme, contestent les modalités d’adoption du traité de Lisbonne par la voie parlementaire et à ceux qui, pour des raisons de fond, s’opposent à ce traité, je pose une question simple : voulez-vous réellement relancer l’Europe ou préférez-vous son enlisement ? » Encore et toujours, l’Europe boussole politique des égarés. Redonner sens et vigueur à la citoyenneté Des choses ont changé. Après le vote des Français, suivi par celui des Néerlandais, l’étiquette européenne ne suffit plus à susciter l’adhésion. Le 29 mai a fait voler en éclats l’interdiction de contester. C’est d’ailleurs pour cela que les États de l’Union ont décidé de ne plus faire de référendums sur les questions européennes — hormis en Irlande, où la Constitution l’impose en 2008 (le « non » l’emporte avant qu’on ne refasse le vote après modification du traité), puis au Royaume-Uni en 2016, qui a précisément abouti au Brexit… —, et c’est aussi pour cela qu’il faut en demander de nouveau. Le droit européen, imposé par une Commission de Bruxelles expansionniste, elle-même appuyée par une Cour de justice qui s’arroge des capacités qui n’ont jamais donné lieu à contestation publique, devrait pouvoir être débattu et contesté. Pourquoi ne pas demander un référendum sur cette prééminence technocratique, afin que les peuples exercent leur rôle naturel en démocratie ? Là réside aussi l’utilité du débat autour du scrutin du 29 mai. Il y a vingt ans, l’Assemblée nationale et le Sénat refusaient de porter le vote des électeurs. La représentation démocratique peut et doit être revivifiée. Des assemblées de citoyens réunies localement pourraient être la matrice de ce renouveau du peuple. La chose est d’autant plus importante que le retour de M. Donald Trump à la Maison Blanche conduit à repenser le rôle et la nature de l’Union européenne. Cette question peut-elle se traiter dans des cénacles restreints ? Ou doit-elle au contraire mobiliser les citoyens dans des débats autour des choix stratégiques nécessaires ? Est-il encore possible de redonner sens et vigueur au citoyen, à un peuple capable de manifester une volonté pour lui-même ? Le 29 mai 2005 se tient justement là, toujours, comme un môle d’ancrage face à ces interrogations. Et c’est pour cela qu’il faut appeler à le célébrer. André Bellon Président de l’Association pour une Constituante, ancien président de la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale. (1) Georges Bernanos, La Révolte de l’esprit. Écrits de combat, 1938-1945, Les Belles Lettres, Paris, 2017. (2) Lire Anne-Cécile Robert, « La gauche dans son labyrinthe », Le Monde diplomatique, mai 2005. (3) « Comptage des intervenants à la télé de janvier à mars 2005 », 11 avril 2005. Lire aussi les courriers des lecteurs dans nos éditions de juin et de juillet 2025. en perspective De Gaulle partout, gaullisme nulle part Aurélien Bernier, octobre 2025 aperçu Cinquante-cinq ans après sa disparition, le général de Gaulle jouit sur la scène politique française d’une faveur peu commune. De M. Jean-Luc Mélenchon à Mme Marine Le Pen en passant par M. Sébastien Lecornu, tout le monde — ou presque — se réclame de lui, salue ses mérites, revendique une partie au moins de son héritage. De Gaulle est omniprésent. Mais le gaullisme, lui, demeure introuvable. → « La France gesticule… mais ne dit rien » Dominique de Villepin, décembre 2014 aperçu Iran, Syrie, Russie, Israël-Palestine : la diplomatie française semble s’être placée à la remorque des néoconservateurs américains. M. Dominique de Villepin, qui inspira l’opposition de la France à la guerre d’Irak, récuse cette orientation générale et suggère un autre cap. → Et la droite française devint libérale François Denord, mars 2008 aperçu L’année 1983 ne scelle pas seulement la conversion au marché de la gauche de gouvernement. Elle entérine aussi le basculement libéral du mouvement gaulliste. Adepte du « dirigisme », le fondateur de la Ve (...) → Écouter cet article play 13:15 par André Bellon • Lu par Blaise Pettebone + • • Union européenne Élections Citoyenneté France partager cet article traductions de cet article ESPAÑOL El 29 de mayo de 2005, el pueblo francés dijo “no” ESPERANTO La 29-an de Majo 2005, la franca popolo diris "ne". فارسى در ۲۹ مه ۲۰۰۵، ملتی «نه» گفت 日本語 2005年5月29日、国民が「反対」と言った日 SRPSKI Kako su Francuzi 29. maja 2005. rekli „ne“ evropskom ustavu ROMÂNĂ Acum 20 de ani, un popor spunea „nu" PORTUGUÊS Em 29 de maio de 2005, um povo disse «não» info diplo Inscrivez-vous à l'Infodiplo, notre lettre d'information hebdomadaire. Changer d'email / se désinscrire … et suivez-nous sur vos réseaux sociaux… mai 2025, page 3 Un autre protectionnisme est toujours possible ; la Chine prend la barre de la mondialisation ; cette jeunesse qu’on enferme ; le 29 mai 2005, un peuple disait « non » ; le Sénégal à tâtons sur le chemin de la transformation sociale ; Déferlante conservatrice, de moindre mal en pis ; Israël et la Turquie, meilleurs ennemis ; de la force des idées ; la victoire sur le nazisme vue de Kiev ; les Roumains entre deux autoritarismes ; pourquoi il faut critiquer les juges ; le Groupe SOS lorgne les espaces naturels ; le Covid n’a pas sauvé l’hôpital ; le Brésil plaide pour le multilatéralisme ; la gauche belge contre le réarmement ; « Adolescence », la série fait sa crise ; l’ésotérisme en dix leçons (…) ← Article précédent « Rectificatif », page 2 23 → Article suivant « Le Sénégal à tâtons sur le chemin de la transformation sociale », pages 4 et 5 à la « une » Que reste-t-il de la cinéphilie ? Emilie Bickerton, octobre 2025 Avec ses rites et ses chapelles, ses passions et ses querelles, la cinéphilie a constitué, en France, un univers à part autant qu’un art de vivre. Mais le temps a passé : bouleversements techniques, nouvelles pratiques, évolution des mœurs ont changé la donne. À l’heure où les plates-formes de streaming imposent leurs normes et où les réseaux sociaux métamorphosent l’exercice critique, que devient l’amour du septième art ? → Une jeunesse dupée par l’État Florence Ihaddadene, octobre 2025 Crash du SCAF ? blogs • Philippe Leymarie, 10 octobre 2025 La France insoumise est-elle anticapitaliste ? blogs • Frédéric Lordon, 3 octobre 2025 Octobre en perspective octobre 2025 Les livres du mois octobre 2025 En kiosques : octobre 2025 Pour en finir avec le chantage à la dette ; Gaza, les coupables et leurs complices ; socialiste, propalestinien, et demain maire de New York ? 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